Ce sont les derniers gestes, les derniers cris, les derniers soupirs. Un claquement de porte, et c'est la fin. Simplement comme ça. Simple et déchirant comme un adieu. Durant quelques instants, je m'immobilise. L'alcool dans mon sang fait quelques tours, et mes jambes s'ankylosent devant le pas de la porte. L'instant est très court, furtif ; je m'étonne de la facilité de la chose, alors que la situation est pénible, et compliquée, et d'une telle cruauté qu'elle me semble surnaturelle, comme appartenant à un autre monde. Et puis, j'avance à nouveau. Loin de cette maison, loin des reproches et des cauchemars et des épreuves. Je lève les yeux, comme mes pas s'enfoncent dans la terre boueuse. Il a plu mais le ciel est dégagé à présent. Plus près des étoiles. Plus près de mon étoile, de mon Emily. Plus loin de sa mère. Aussi loin de sa mère que jamais. Elle dont les mots résonnent encore à mes oreilles.

QUELQUES MINUTES PLUS TÔT, RESIDENCE MILLS. "Écoute, on ne peut plus continuer comme ça, ça dure depuis trop longtemps." Assis à la table de la cuisine, je m'aperçois soudainement que j'ai encore forcé sur les bouteilles de bière, ou de je ne sais quel autre breuvage. Si bien que j'en oublie presque de quoi elle parle. Qu'est-ce qui dure depuis trop longtemps ? Je quitte la contemplation des teintes beiges des murs, me tourne vers elle et hausse un sourcil. Le mouvement est si lent que je me demande si elle l'a aperçu. Puis, fatigué, je me redresse en plissant les yeux. J'intime un ordre à mon cerveau, celui d'arrêter de cogner contre les parois de ma boîte crânienne. Mais c'est trop de réflexions pour un homme dans mon état, et je titube. Mes jambes ne tiennent pas très bien, un sourire ironique apparaît rapidement sur mes lèvres, mais il disparaît immédiatement. A mes côtés, Lily est transparente. Mes yeux la traversent comme un fantôme. D'ailleurs, elle est si pâle que je vois à travers elle. "Ca va bientôt faire quatre mois et tu ne me parles toujours pas !" Elle fait une pause et je médite ses mots. Quatre mois ? Seulement quatre mois. Et, pourtant, déjà quatre mois. Je n'en reviens pas de survivre quatre mois après sa mort, d'être encore là, vivant, entièrement moi, sans qu'aucun morceau de mon corps (sinon mon cœur) n'ait été amputé. "Je ne sais plus quoi faire Edern, je suis à bout..." J'ai envie de lui dire de se taire. Plus violemment que jamais, j'ai envie qu'elle se taise. Qu'elle cesse. Ses larmes ne m'apaisent pas. Ne me tirent aucune compassion. Je n'en suis pas capable. J'ai tellement mal que je ne quantifie pas la souffrance des autres. Celle des autres, elle m'importe peu. Ne me touche pas. Ne m'effleure pas. Je crois que je n'y songe tout simplement pas, que je n'en ai pas conscience. "J'ai perdu ma fille, tu comprends ça ?" je crache une bonne dose du venin qui coule dans mes veines. "J'ai perdu ma mère aussi. Foutez-moi la paix." En cet instant précis, les ténèbres, l'obscurité et le silence sont les seules choses qui m'apportent un peu de réconfort. J'ai envie d'être seul. Alors je bouge, je passe à ses côtés avec l'intention de sortir de cette maison. Mais elle interrompt mes pas en se postant en face de moi, en soutenant mon regard. Et si elle aurait été capable de me mettre au supplice avec ses yeux-là, cette voix-là, elle ne parvient qu'à rendre ma colère plus grande encore. "Et moi, je n'ai perdu personne ? J'ai aussi perdu ma fille ce jour là et plus le temps avance, plus je me dis que je t'ai perdu aussi..." Je ne sais pas ce qu'elle attend de moi, je sais seulement que mon venin n'a pas fini de se répandre. "On ne dirait pas, vu la façon dont tu réagis." J'ai parfois mal quand je la regarde. Mal physiquement, comme si on m'enfonçait des armes blanches sous la peau, sous les ongles. Une véritable torture. En comparaison, la gifle qu'elle m'administre à l'instant n'est rien. Qu'une éraflure contre un contre de pierre. Et moi, je le sens. Bien avant elle. Que c'est la fin. Ça se termine là. Maintenant. Ce geste amène la fin de nous. La fin de tout. Elle parle, elle s'excite, elle pleure. Elle est désespérée, et tout ce à quoi je pense, c'est que nous ne sommes plus. Nous n'existions plus. Je suis résigné. Mon visage s'assombrit, j'en ai conscience. Je suis ému de cette fin tragique. Qu'elle ne mérite pas. Mais je ne ressens rien de plus, comme si mon corps était anesthésié. Mon mental s'est forgé une carapace, parce qu'il sait que c'est plus que ce que je suis capable de supporter. Alors je baisse les bras. "Et bien, casse-toi ! Qu'est ce que ça peut me faire ? Tu ne seras pas la première..." Et je la plante là. Je détourne ce petit corps frêle, que je connais si bien, sur le bout des doigts. Je la détourne et m'approche de la porte. "Si tu passes cette porte Edern, considère que c'est fini !"

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Et, alors que je passe celle du pub, le claquement de la porte familiale résonne encore à mes oreilles. Longuement. Comme la longue plainte tragique et désespérée incapable de s'échapper d'entre ma gorge. Aujourd'hui, j'ai revu Lily. Le divorce a été prononcé. Très simplement. Une signature au bas de trois feuilles agrafées ensemble. J'en ai même gardé un exemplaire. Cela fait un an que l'on a perdu notre fille. Ma raison de vivre. Mes deux raisons de vivre, puisque j'ai également perdu ma mère. Deux des trois femmes de ma vie ont trouvé la mort dans ce supermarché, il y a un an. Et, moi, je suis toujours là. Toujours le même. Debout, vacillant. A faire la tournée des bars en oubliant les pincements de mon palpitant. Je m'approche, m'installe sur un tabouret devant le comptoir. Mes yeux sont happés par une présence familière. Elle est en train de ranger des verres. "Tal ?" Je l'interpelle en m'installant plus confortablement. Elle lève la tête, croise mon regard et je devine qu'elle soupire. Un souffle tiède qui sort de ses lèvres entrouvertes. Elle s'approche, un verre à la main. Je m'abîme dans la contemplation de ce fameux verre, comme s'il était une chose précieuse, bénie des dieux. Puis, je soulève le regard et observe ses traits fins, pincés. "Comment tu vas, Edern ?" Sa réponse, c'est un haussement des épaules. Elle n'aura le droit qu'à ça. "Je suis divorcé." En tout cas, pas aux détails sordides. Pas aux pleurs, pas aux cris, pas aux reproches que j'ai encore endossé sans sourciller. Comme si cela n'avait plus aucune importance. Peut-être parce que ça n'en a plus, tout simplement. Mais je tais cette pensée. Ma sœur ne comprendrait pas. Talulah ne comprend pas que j'aie pu baisser les bras de la sorte. Et je n'en suis pas vraiment désolé. A vrai dire, c'est comme avec Lily. Je suis bien incapable d'empathie. C'est à peine si je me souviens que si j'ai perdu ma mère, cela signifie que Talulah aussi. "Je suis désolée." J'ai un rire jaune, balaie les airs d'une main maladroite, comme si je change de sujet. "Mets-moi un scotch. Sans glace." fais-je finalement, en sortant mon porte-feuille. Elle semble hésiter, et je réitère la commande. "Juste un, d'accord ?" Je soupire. Puis jure.

Juste un. Puis, je change d'établissement.