- J'aime bien les mercredis.
- Ah oui ? Et qu'est-ce que t'aime tellement le mercredi ?
- Tu travailles pas !
Robin sourit tendrement en balayant une mèche de cheveux blonde du front de sa fille. Elle était dégourdie et maligne pour son âge, c'était indéniable.
- Je passe toute la journée avec toi.
- Dis, ce serait pas plutôt parce que le mercredi on mange de la glace devant la télévision ?
Grace rit malicieusement, faisant briller ses petites dents de lait. Le vent marin fouettait son visage mais elle aimait ça, elle fermait les yeux et se mettait face à la brise. Elle découvrirait bien ses bras pour la sentir glisser contre sa peau mais son père le lui avait clairement interdit avant de partir. A la place, elle plongea ses mains dans le sable. Elle les sortit en même temps qu'un petit tas de sable qu'elle malaxa, gaie. Lorsqu'elle laissa tout tomber, elle chût par la même dans les bras de son paternel. Face au ciel, les deux observaient les nuages en commentant leur forme.
- Regarde celui-là ! On dirait une torture qui rigole !
L'homme écarquilla les yeux très soudainement, abasourdi par ce qu'il venait d'entendre. Il reprit bien vite son calme, se rappelant qu'elle venait simplement de faire une faute de diction, chose tout à fait normale à son âge. Pourtant, elle n'était pas si loin de la vérité. Depuis trois ans il vivait en se sentant affreusement tiraillé, depuis que Grace était de ce monde. Il ne pensait pas à elle comme à une erreur à gommer, loin de là. Au contraire, c'était comme la plupart des parents le disent la plus belle chose qui lui était arrivée. Seulement, la torture était bel et bien là, et si ce n'était parce qu'il n'aimait pas son enfant, c'était parce qu'il se sentait comme avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, prête à s'abattre à tout moment sur la vie qu'il avait finalement construite. Trois ans qu'il essayait de donner le meilleur pour la jolie blondinette, qu'il donnait tout pour lui faire oublier l'absence de sa mère, même s'il se doutait bien qu'elle le savait.
- Tortue, chérie, pas torture...
Il ponctua sa correction d'un doux baiser sur ses cheveux.
- A ton avis, pourquoi elle rit ?
- Je sais pas... Peut-être qu'elle a bien mangé ?
- Oui, peut-être. Tu sais ce que ça mange une tortue ?
- Euh...
Robin ne put s'empêcher de lâcher un rire lorsqu'il vit sa fille froncer les sourcils, l'air sérieux et pensif, comme si elle fouillait dans ses pensées.
- Nan !
Elle était redevenue joyeuse et sautillante en un clin d'oeil. Elle se tourna vers son papa, les yeux brillants de curiosité. Grace ne posa pas la question qui la taraudait plus que tout en ce moment, mais il comprit bien vite le message de ce sourire malin.
- Une tortue mange de la salade.
- Papa, où elle est maman ?
Il ne s 'y attendait pas, à celle-là. Pourtant, il s'était efforcé de garder une mine calme et souriante, comme celle qui le caractérisait auprès de sa fille. Il réfléchit à ce qu'il pouvait lui dire pendant qu'elle se redressait et se mit face à lui, sur ses genoux.
- La tortue elle doit avoir une maman, mais elle est où la mienne ?
Bon Dieu, mais qu'est-ce qu'il pouvait bien lui dire ? Qu'au fond, elle n'en avait pas, de mère ? Qu'Elvira était partie à peine quelques mois après la naissance de leur fille, fille qu'il avait eue au cours de leur mariage ? Décidément, cette femme était bel et bien le poison de sa vie. Celle qui avait piqué une fois mais laissé une amertume douloureuse et constante. Elle l'avait tout simplement laissé tout seul en lui refourguant le bébé comme s'il s'agissait d'un vulgaire objet qu'on pouvait se permettre de mal prendre ou de faire tomber. Robin pensait avoir trouvé la bonne, la femme avec qui il allait passer le reste de sa vie. Ils se sont rencontrés à Paris, alors qu'ils étaient tous les deux en vacances. Elle avait dix-neuf ans, lui vingt, et aussi cliché soit-il, ils sont tombés amoureux juste en dessous de la Tour Eiffel. Dès lors, ils ne se sont plus lâchés, et encore moins une fois de retour aux Etats-Unis. Les tourtereaux se sont empressés de prendre un appartement dans Brooklyn et après avoir enchaîné disputes et amour passionné, ils ont finalement eu un bébé, alors que Robin n'avait que 25 ans. Un peu pris au dépourvu, il s'est finalement irradiant de bonheur, et cela augmentait au fil des jours de la même façon que la joie d'Elvira diminuait brusquement. Finalement, elle est partie sans même attendre la première année de Grace.En étant témoin de son attitude, il était content de ne pas avoir dû lui laisser leur enfant. Il savait que ça se révélerait d'une difficulté sans nom, mais ça ne pourrait pas être pire que de la laisser dans les bras de cette garce.
- Tu sais où est-ce qu'elle est, Grace.
Le jeune homme lui sourit tendrement et posa un doigt sur son cœur.
- Elle est là, au fond de ton cœur. Tu l'as tout près de toi, tous les jours, peu importe où est-ce que tu es. C'est grâce à celle que tu as chaud l'hiver et que tu te sens libre ici, devant les vagues. Seulement, tu ne la verras probablement jamais, chérie... Elle est partie et ne peut pas revenir.
La fillette restait statique, mais finit par changer de position en se frottant les jambes, probablement avait-elle mal à force d'être sur ses genoux. Tout à coup, elle sauta à son coup.
- Je t'aime papa.
- Je t'aime aussi mon cœur, plus que tout.
Il sourit et l'embrassa tendrement, content d'avoir apparemment su gérer la situation.
- Allez, on rentre à la maison, il commence à faire frais, et je veux pas que cette petite bouille tombe malade, dit-il en la chatouillant et en faisant une voix visiblement rigolote aux yeux de Grace.
Père et fille se levèrent, et Robin attrapa les paires de chaussures des deux.
- Tu peux ramasser des coquillages le temps qu'on arrive à la ville.
Il laissa l'enfant s'éloigner, brassant de l'air avec ses petits bras et zigzaguant sur le sable à la recherche de jolis souvenirs. Les souvenirs, il en ressassait beaucoup, en ce moment. C'était bientôt l'anniversaire de leur arrivée ici et il se sentait de plus en plus nostalgique au fur et à mesure que la date approchait. Techniquement ce n'était pas grand-chose, d'ailleurs s'il pouvait il oublierait volontiers. Non pas le fait d'habiter à Canonsburg, mais plutôt les raisons qui l'avaient poussé à le faire. Certes, il l'avait décidé tout seul, pour donner une meilleure atmosphère à Grace, parce que d'après lui New York, ce n'était pas l'idéal pour élever un enfant. Mais justement, il était seul. Si Elvira serait encore à ses côtés, il ne serait probablement pas là mais dans une autre ville où les trois se seraient sentis bien. Son ex-femme était difficile, voire même capricieuse, et c'était ce petit air jamais content qui avait fait fondre Robin. En fait, il n'était pas même sûr qu'elle aurait voulu déménager. New York était, comme pour lui, sa ville de naissance et là où elle avait grandi.Robin avait eu un parcours assez banal ; plutôt bon à l'école, voir très bon, mais plus rêveur qu'autre chose. Il ne rêvait pas de devenir médecin ou avocat, mais photographe. Un désespoir pour son père, mais une joie pour sa mère, la créative de la famille, sans compter son fils. Il se voyait encore déballer ses cartons, jonglant entre les affaires pour la cuisine et le biberon de la petite. Il avait signé un pacte que seul lui était en mesure, et surtout avait envie de respecter. Lui qui se voyait encore avoir de nombreuses années de débauche et de liberté, il avait été coupé dans son élan et finalement... Pour son plus grand bonheur.