"On ferme." Il est tard. Si tard que la voix lui paraît venir d’ailleurs, comme d’un autre monde, comme étouffée dans un écrin de velours. Elle rebondit contre les parois de son crâne, le sort peu à peu de la torpeur dans laquelle il est plongé. Ses yeux plongent dans le verre qu’il a en mains : vide ; il le dépose contre le bois massif, plisse les yeux et se tourne en direction du propriétaire du Brandon’s. Celui-ci répète son petit discours de fermeture, celui qu’Edern connaît sur le bout des lèvres, tant il l’a entendu ces derniers mois. Il forme même les mots avec sa bouche, sans qu’aucun son n’en sorte pourtant, tandis qu’il quitte le tabouret et se poste sur ses deux jambes – béquilles instables. "A demain." lance-t-il à la cantonade, espérant peut-être qu’on lui répondra une gentillesse, ou de simples salutations, mais il remarque bien rapidement qu’il est la seule âme – sinon celle du Brandon lui-même – vivante dans l’établissement. Quand est-ce que tout le monde est parti ? Il lâche ses interrogations en même temps qu’il attrape son blouson en cuir sur le portant, adresse un signe de la main approximatif au propriétaire et pousse la porte du bar. Le vent frais s’écrase contre son visage, fait rougir son nez. Il enfile ses mains dans les poches de sa veste, accélère le pas et, bientôt, s’évanouit dans la nuit sombre.

Quand la bâtisse se devine enfin, au milieu de la brume nocturne, il n’a absolument aucune idée de l’heure qu’il peut bien être. Pourtant, il sait qu’il est tard. Personne dans les rues, les lumières, dans les maisons, sont toutes éteintes, à l’exception des flashs de télévision qu’il devine parfois, lançant leurs éclairs colorés, bigarrés, à travers les vitres. Dès qu’il reconnaît la teinte des murs de la maison familiale, il presse le pas, traverse le porche et s’immobilise devant la porte en bois. La réalité ne le frappe pas. Ne l’effleure même pas. A la place, il agit comme il aurait agi un an auparavant, un an et demi plutôt. Edern sort le trousseau de clé de la poche arrière de son pantalon, la tend devant lui, plisse les yeux à la recherche de la bonne clé. Mais, sous lui, le sol lui joue des tours et le monde tangue un peu, tourne un peu sur lui-même. En quelques secondes, le trousseau lui échappe des mains. Il grogne, se baisse, se bat contre la nausée qui lui colle à la bouche, et récupère le précieux sésame. Qu’il enfonce dans la serrure. Une fois. Deux fois. A la troisième tentative, troisième échec. Il abandonne, écrase son doigt contre la sonnette. Elle fait un bruit terrible, qui transperce la nuit. Pourtant, il l’écrase encore et encore, aussi longtemps qu’il le supporte – car les échos lui donnent un sacré mal de crâne.

La notion du temps lui paraît lointaine, vague. Si bien qu’il n’a aucune idée du temps qu’il passe à attendre debout devant cette porte, titubant, dansant d’un pied à l’autre en gardant le peu d’équilibre qu’il a encore. Et puis, finalement, elle s’ouvre. La silhouette de Lily, chemise de nuit regard embrumé, apparaît devant lui. C’est une vision enchanteresse et il se serait penché pour l’embrasser s’il y avait eu une chance qu’il ne s’écrase pas sur le sol en tentant pareil mouvement. "Désolé, je crois que j’ai pris la mauvaise clé." argue-t-il en s’infiltrant dans la maison. A l’intérieur, il fait plus chaud. Plus doux. Ca le rend immédiatement plus serein. Et il ne s’aperçoit pas même du ridicule de la situation. Du paradoxe. De la grossièreté dont il fait preuve. "Tu dormais ?"

Fermant les yeux, Lily respira profondément alors qu'elle se prélassait dans son bain. C'était quelque chose dont elle avait envie depuis quelques jours maintenant et qu'elle avait enfin pris le temps de réaliser ce soir. Elle a déjà mangé, la maison est propre, il n'y a qu'elle... La musique en fond lui berce l'oreille et permet de combler l'absence de vie dans cette maison. Une maison qu'elle a de plus en plus de mal à supporter. Chaque recoin, chaque pièce était synonyme de souvenirs et le temps n'arrangeait pas les choses. Elle s'était pourtant battue pour la garder cette maison, elle l'avait obtenu et maintenant, elle le regrettait presque. Soupirant, elle sortit de son bain. Le moment de calme venait de se terminer par sa faute, son esprit venant de se faire envahir par la nostalgie. Enroulant une serviette autour de sa taille, elle s'observa dans le miroir. Où avait disparu la Lily débordant d'enthousiaste ? Loin, très loin... Dans un gouffre dont elle ne sortirait jamais ! Fermant les yeux, elle soupira et sortit de la salle de bain. Se dirigeant vers sa chambre, elle lutte pour ne pas jeter un coup d’œil à droite. Une lutte quotidienne contre son envie d'ouvrir cette porte, de replonger dans la mélancolie. La chambre de sa fille n'avait pas bougée depuis un an, pas un jouet n'avait changé de place. Lily se contentait de faire le ménage de temps en temps, lorsqu'elle s'en sentait le courage et la force.

Enfilant sa chemise de nuit, elle s'installa dans son lit froid et vide. Elle avait beau avoir pris la décision de divorcer, Edern lui manque... Posant son regard sur la place qu'il occupait il y a quelques mois, elle prit une inspiration et attrapa ses lunettes et son livre du moment. Une heure plus tard, la lumière s'éteignit très rapidement suivi par les yeux de Lily. Yeux qui s'ouvrirent lorsqu'un bruit strident retentit dans la maison. A moitié réveillée, Lily passa son oreiller sur la tête et grommela quelque chose d'incompréhensible. Devant l'insistance, elle se résigna à sortir de son lit et de descendre. Ouvrant la porte, prêt à toute éventualité, elle se pétrifia devant la personne se tenant devant elle : Edern... Fronçant les sourcils, la jeune femme n'a pas le temps de réagir que ce dernier entre en prétextant avoir pris les mauvaises clés. Confuse, elle n'eût qu'à renifler l'odeur qu'il avait laissé pour comprendre. "Que fais-tu ici Edern ?" Dans son état, il ne devait pas savoir ce qu'il faisait là. La porte toujours ouverte, Lily n'était pas vraiment d'humeur à supporter son ex-mari dans cet état, surtout à cette heure. "Oui, j'étais en train de dormir ! Comme tout être normal devrait le faire à cette heure... Écoutes, je ne sais pas ce que tu viens faire ici mais tu ne devrais pas être là ! Rentres chez toi" Lasse, elle lui montra la porte d'un signe de tête, laissant échapper un bâillement. Voyant qu'il ne bougeait pas, elle ferma les yeux et secoua la tête. "Allez Edern, j'ai pas envie de jouer, pas à cette heure là ! Rentres chez toi, prépares toi un aspirine parce qu'à mon avis, tu vas en avoir besoin demain et voilà !" Même divorcée, elle ne pouvait s'empêcher de prendre soin de lui. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis qu'ils avaient signé les papiers mais elle était bien trop fatiguée pour penser à ce genre de chose. Elle voulait simplement rejoindre son lit et dormir !

La question est, en réalité, purement rhétorique. Même après des centaines de litres d’alcool ingurgités, il y aurait répondu de lui-même, aussi aisément qu’à une question de calcul mental toute bête. La tenue de Lily le met instinctivement sur la piste ; ses cheveux en bataille, ses joues rosies, et la mine embrumée, il connaît les signes sur le bout des doigts, comme s’il avait partagé son lit le soir-même. Et, pourtant, il met encore plusieurs minutes à s’apercevoir de son erreur. De sa grossière erreur. Il se contente d’abord de l’observer en silence, cette femme qu’il connaît si bien et qui, paradoxalement, est devenue une étrangère. Elle fronce les sourcils, le mouvement crée une petite ridule entre ses sourcils, une ridule qu’il connaît bien pour l’avoir vue se creuser quand elle s’inquiète pour leur fille. S’inquiétait. Il se rend compte de la faute de temps et déglutit difficilement, tandis que, face à lui, son ex-femme débite une tirade dont il ne perçoit que quelques mots. "Oui, j'étais en train de dormir ! Comme tout être normal devrait le faire à cette heure... Écoutes, je ne sais pas ce que tu viens faire ici mais tu ne devrais pas être là ! Rentres chez toi." Chez lui. C’est lorsqu’elle prononce ces mots, à l’instant précis où ils s’écoulent d’entre ses lèvres, qu’il comprend finalement.

Cette maison, ces murs, ces meubles, ne sont plus les siens. Cette femme, elle n’est plus la sienne. Ils ont divorcé. Il passe une main sur sa nuque, mal à l’aise, une lueur anxieuse assombrissant ses yeux clairs. Puis, ces doigts s’immobilisent et il souffle. Il ne se souvient même pas de la date exacte d’aujourd’hui, encore moins de la date à laquelle le divorce a été prononcé. Sont-ils officiellement séparés depuis longtemps ? Il ouvre la bouche, aucun son n’en sort. Il a pourtant besoin de poser cette question à Lily. Cependant, c’est elle qui agit. D’un signe de la tête, elle lui montre la porte. Il acquiesce. Il a compris. Il s’en va, puisque c’est ce qu’elle veut. "Rentres chez toi, prépares toi une aspirine parce qu'à mon avis, tu vas en avoir besoin demain et voilà !" S’il n’était pas si déstabilisé par la situation embarrassante dans laquelle il venait de se mettre, il aurait ri à sa remarque. L’aspirine, il n’en a plus besoin. A ce stade, il est plutôt du genre à reprendre du serpent qui l’a déjà mordu une fois.

"Oui, j’y vais." Il se racle la gorge, ébouriffe ses cheveux et s’approche de la porte déjà ouverte. "Je suis désolé." Les excuses sont sincères. Il se sent misérable, complètement paumé. Comment a-t-il pu oublier son appartement ? Le fait qu’il ne vive plus ici désormais ? Puis, alors qu’il est sur le point de passer le pas de la porte, il se retourne une dernière fois. "Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau avant ? Je crois que j’en ai autant besoin que de l’aspirine." Il a un rictus, une grimace qui ressemble un peu à un sourire. Et il n’attend même pas la réponse de son ex-femme, s’engouffre à nouveau dans la maison et suit le chemin qu’il connaît si bien jusqu’à la cuisine. Là, il ouvre une armoire, attrape un verre et ouvre la porte du réfrigérateur. Des gestes qu’il a toujours eus. Et qu’il a envie d’avoir une dernière fois.

Ce n'était pas vraiment la façon dont elle aurait vu leurs retrouvailles, à vrai dire elle n'avait jamais pensé le revoir que par un pur hasard au coin d'une rue. Il lui fait toujours le même effet, cette légère pression au niveau de son cœur lorsqu'elle croise son regard mais contrairement à avant, ce n'était plus uniquement de l'amour. Encore endormie, Lily ne comprit pas immédiatement la situation jusqu'à ce qu'il ne parle de ses clefs. Clefs, qu'il lui avait rendu lorsqu'il avait pris ses valises et était parti vivre ailleurs. Clef qui n'avait pas quitté l'endroit où elle les avait perché, attendant qu'une tiers personne les prenne un jour, qui sait. La réaction de Lily est moins virulente qu'elle ne l'aurait aimé, l'état d'Edern lui appelait tant de mauvais souvenirs mais il était tard, ou tôt. Beaucoup trop tôt pour donner de la voix et de toute façon, elle considérait qu'elle avait assez crié et pleurer cette année. Ne voulant pas être importunée davantage, la jeune femme lui demanda le plus poliment possible de repartir. Il n'était pas en état de discuter à première vue, il n'était déjà pas capable de tenir debout... Malgré tout, elle ne peut s'empêcher de faire preuve d'une certaine compassion, voire de la pitié. Cet homme, elle l'avait tant aimé, elle avait eu tellement de projets avec lui avant que la vie ne décide de s'en mêler avant que Thybalt Harris ne décide d'ouvrir le feu.

Sortant progressivement de son état, elle le regarda rejoindre la cuisine, sans lui laisser le temps de répliquer. Elle détestait quand il faisait ça. Soupirant, elle referma la porte et décida de le suivre. Elle ne voulait pas risquer devoir appeler le Samu parce qu'il se serait ouvert la main en ramassant un verre qu'il aurait brisé. Dans son état, Edern n'était que l'ombre de lui même. S'arrêtant à l'encadrement de la porte, elle l'observa se servir un verre d'eau et elle ne pût s'empêcher de repenser au passé. Cette scène, elle l'avait déjà vu, il y a quelques années de ça. Edern n'était pas alcoolique, Emily dormait paisiblement dans sa chambre et ils venaient de passer un tendre moment. Sauf que la réalité était tout autre. "Tu devrais arrêter..." Sa voix est calme, elle n'a pas besoin de dire plus, elle sait qu'il va comprendre de quoi elle parle. Et avant qu'il ne s'énerve, elle préfère ajouter. "Et ce n'est plus ta femme qui te dit ça, juste une inconnue..." Parce que c'était ce qu'ils étaient devenus l'un pour l'autre : Des inconnus ! Edern n'était plus ce séduisant sheriff adjoint qu'il l'avait charmé au restaurant et elle n'était plus la femme qui l'avait rendu l'homme le plus heureux du monde en donnant naissance à leur fille. Baissant les yeux, elle n'ose même pas le regarder. Elle le méprisait autant qu'elle continuait de l'aimer. Il l'avait fait souffrir autant qu'il l'avait rendu heureuse à une époque... C'était ça le Karma ? C'était le revers de la médaille pour avoir eu une vie parfaite durant huit ans ? Perdre sa fille ? Perdre l'homme qu'elle aime ? Se retrouver seule dans une immense maison et n'avoir plus que son boulot pour se raccrocher à la vie ?

Voyant le verre d'Edern vide, elle sait qu'il va partir. Qu'il va retourner chez lui ou peut-être rejoindre un autre bar, qui sait ? Toute opposition est inutile, toute discussion serait stérile surtout dans son état. Pourtant, elle ne veut pas le voir partir ! Parce que sa présence lui donne l'illusion que ces derniers mois n'ont été qu'un horrible cauchemar, qu'elle vient de se réveiller et qu'ils vont aller se rendormir ensemble en attendant de prendre le petite déjeuner avec leur fille. Elle n'avait qu'à se rendre à la pièce juste au dessus pour se rendre compte que ce n'était pas un rêve. "Tu es certain de pouvoir retrouver le chemin de ton appartement, dans ton état ?" Après tout, il n'avait pas l'air de se souvenir qu'il en avait un d'appartement. Et même si elle ne devrait plus s'inquiéter pour lui, elle ne voulait pas qu'il dorme dans la rue. Elle l'aimait encore assez pour se préoccuper de lui...

L’eau est fraiche, apaisante. Elle calme la brûlure de sa gorge, la brûlure provoquée par les dizaines de verres d’alcool ingurgité plus tôt dans la soirée. Elle calme les maux de son crâne également, ainsi que les tremblements de ses doigts. Aussi se resserre-t-il jusqu’à ce que les battements de son palpitant ne cognent plus aussi fortement, violemment contre son torse. La maison est silencieuse, et c’est une impression très étrange. Dans ses souvenirs, les quatre murs ont accueillis tant d’éclats de rire, tant de sourires qu’il lui est difficile de reconnaître la bâtisse de la famille. Avec une douleur au cœur, il devine immédiatement ce qu’il manque, et c’est évidemment la présence du petit brin de fille, la chair de sa chair, le sang de son sang. Ce sont les rires d’Emily qui font défaut ; ses cris, et, sans honte, il en va même jusqu’à ressentir le manque de ses pleurs, preuve, si cela en fallait à l’époque, qu’elle était bien vivante et en bonne santé. Désormais, c’est le silence qui l’assaille. Qui l’enveloppe. Le silence et la solitude, deux ennemis qu’il a beaucoup de mal à dompter.

Tandis qu’il referme la porte du réfrigérateur, il sent la présence de Lily dans son dos. Son parfum lui donne des frissons, ses yeux vrillent sa nuque, il en ressent les picotements et feint l’indifférence. Il se retourne, la sonde rapidement mais le monde, tout autour de lui, tourne encore un peu trop rapidement. "Tu devrais arrêter..." De boire. Evidemment. Elle le lui a déjà reproché dix fois, vingt fois, cent fois. Pour toute réponse, l’imbibé hausse les épaules. Une question lui brûle les lèvres. Cependant, il la retient. Il sait que cela la mettra mal à l’aise. Pire, elle en souffrirait atrocement. Pourquoi devrait-il arrêter ? Plus rien ne le retient dans la vie. Harris, lors de sa crise de folie, lui a tout pris, ne lui a rien laissé, pas même son amour propre. Pas même son libre arbitre. Il a conditionné tout le reste de son existence. Depuis ce jour-là, Edern ne se sent plus le même homme. Il n’est plus rien. Rien du tout. Même son travail ne le rend plus heureux, ne lui donne plus la fierté d’antan. Après tout, si lui, adjoint du sheriff, n’a pas été capable de protéger sa propre mère et sa propre fille, qui aurait pu ? Et qui peut-il protéger à présent ? Il en est là de ses réflexions, abandonne le verre dans l’évier et se retourne vers son ex-femme quand elle reprend la parole. "Et ce n'est plus ta femme qui te dit ça, juste une inconnue..." Cette réflexion lui tire un sourire, un petit sourire triste, cynique. Il a envie de rétorquer qu’elle ne sera jamais une inconnue, mais il se retient. Encore. Tant de non-dit, entre eux, depuis une année.

Pourtant, elle a raison. Que sait-il d’elle, maintenant, sinon qu’elle est récemment divorcée, et qu’elle semble avoir recouvré un semblant de liberté ? "Tu es certain de pouvoir retrouver le chemin de ton appartement, dans ton état ?" Il hausse un sourcil. "Mon état ?" Puis, il abandonne. Arrête de faire semblant. Son crâne est sur le point d’imploser ; il quitte la sécurité de la cuisine. "Je peux emprunter ton canapé ?" souffle-t-il en passant à côté d’elle. "Je ne resterai pas longtemps, c’est promis." Il a juste besoin de s’allonger un peu, de retrouver ses esprits. Et d’être dans cette maison, qui le rapproche d’Emily.

Le voir avec un verre à la main, même un verre d'eau, la rendait mal à l'aise. Lily n'avait jamais vraiment eu de problèmes avec l'alcool mais la déchéance d'Edern avait eu raison d'elle et de sa tolérance. Il n'y avait plus une goutte d'alcool chez elle et elle avait pris la décision de ne plus en boire. Une décision qui en avait surpris plus d'un jusqu'à ce qu'ils apprennent d'une façon ou d'une autre, les raisons de son divorce. Elle se souvenait encore du manque flagrant de tact d'une de ses cousines, qui lui avait demandé de but à blanc si elle ne s'était pas converti à l'Islam. Le silence gêné autour de la table et le regard incrédule de Lily avait fini par se transformer en fou rire général. Un maigre sourire se dessina sur ses lèvres en y repensant, sourire qui disparu lorsque la réalité reprit le dessus. Elle ne savait pas vraiment comment agir, elle ne savait plus comment agir en présence de son mari, surtout alcoolisé. Il n'avait jamais été violent physiquement, c'était déjà ça. Mais certaines de ses phrases avaient été plus violentes qu'un uppercut en pleine face. Le regardant sortir de la cuisine, elle ne pût s'empêcher d'être soulagée de l'entendre dire qu'il restait quelques minutes, pour récupérer. Se contentant d'hocher la tête, elle finit par ajouter avant qu'il ne sorte. "Bien sûr, c'est encore un peu chez toi..."

Parce que contrairement à beaucoup de femmes après un divorce, Lily n'avait rien changé à la décoration. Elle n'avait pas ressenti ce besoin d'effacer le passage d'Edern dans sa vie. Peut-être était-ce une erreur ? Peut-être aurait-elle dû le faire ? Elle aurait peut-être déjà tourné la page... Ne pouvant pas se décider à aller dormir, la jeune femme décida d'aller faire du café. Elle n'arriverait pas à fermer l’œil de la nuit, en sachant que son ex-mari dormait dans le canapé du salon. S'adossant contre l'évier, elle se passa une main dans les cheveux. Elle n'était pas du tout préparé à l'affronter, pas dans un moment pareil... Se servant une tasse, elle finit par le rejoindre et en le voyant allonger sur le canapé. Un nouveau Flashabck la frappa. Combien de fois elle l'avait retrouvé dans ce canapé les semaines qui avaient suivi la mort d'Emily ? Elle avait toujours cette appréhension de ne pas le retrouver ici en se levant au petit matin ? Peur qu'il n'ait été dormir ailleurs ou pire fini en cellule de dégrisement... Aujourd'hui, elle n'avait plus à se préoccuper de ça. Ce n'était plus son problème de savoir ce que faisait le brun après le boulot, ce qu'il faisait de ses soirées. S'asseyant à ses côtés, elle garda une certaine distance par respect. "J'aurais pensé que la séparation t'aurait aidé..."

Parce qu'elle avait culpabilisé pendant longtemps suite à la descente aux enfers de son mari, et si aujourd'hui, elle avait compris qu'elle n'y était pour rien, elle n'avait pas imaginé qu'il aurait continué. Elle était pourtant au courant, elle avait gardé contact avec la sœur de ce dernier, avec des collègues de bureau... Certaines commères du quartier venaient lui raconter avoir aperçu son mari tard dans un bar, étant trop occupé à écouter les ragots pour se rendre compte qu'ils n'étaient plus mariés depuis quelques mois. Elle ne savait même pas s'il était réveillé ou non, son bras couvrant ses yeux. "Tu sais, je n'avais pas imaginé les choses se terminer ainsi. Rien ne s'est jamais vraiment passé comme prévu dans ma vie mais quand t'es entré dans ma vie, quand Emily est arrivée, je me suis dit que j'avais trouvé ma voie ! Mais, je me suis trompée comme toujours !" Fermant les yeux, elle posa sa tasse et soupira. Elle ne devait pas emprunter cette pente sinueuse et dangereuse. Elle devait être forte, comme elle l'était depuis ce jour ! Digne et forte, comme on l'avait élevé même si parfois, elle aimerait être dans les chaussures d'Edern et se laisser aller à son chagrin...

Tallulah le lui reproche sans arrêt, sans jamais discontinuer, sans jamais prendre une pause, ni même comprendre que c’est difficile, plus difficile qu’elle ne l’imagine ; elle lui reproche son penchant pour la bouteille, elle lui reproche d’avoir baissé les bras, de s’être abandonné à la facilité, comme elle l’appelle. Et, en un sens, il est d’accord avec ce genre de propos. Peut-être même aurait-il, un an auparavant, fait partie de ces voisins qui condamnent et rejettent son comportement. De ceux qui ne tolèrent pas. De ceux qui jugent et blâment. Sa vie, pourtant, prit un tel tournant qu’il est l’un des autres. Qu’il est tombé dans le mauvais panier. Faible et misérable. Jugé et blâmé. Détruit par le coup du sort. Au fond, sincèrement, il n’en a que faire. Il n’y pense que très rarement après tout, se contente de baisser les yeux et d’éviter les regards trop insistants. Ne lui importent que lui-même et son esprit embrumé, incapable de se souvenir de la douleur. Car c’est pour cette raison précise qu’il boit : l’oubli. S’abîmer dans le brouillard, faire taire la peine physique, et prétendre que rien n’a changé.

Sans attendre sa réponse, Edern l’abandonne dans le silence de la cuisine, avance d’un pas mal assuré, feint n’avoir rien entendu de cette phrase qui l’achève. C’est encore un peu chez lui, a-t-elle assuré, et il est tenté de lui répliquer qu’il n’y a plus rien de lui dans cette maison. Plus rien de l’homme qu’il est désormais, en tout cas. Ne demeurent plus, entre ces quatre murs, que les souvenirs d’un mari et d’un père, et il n’est plus ni l’un, ni l’autre. D’un mouvement saccadé, il s’effondre sur le canapé qui rétorque d’un bruit sourd et étouffé. Ces gestes, il les a eu mille-et-une fois et, pourtant, il est embarrassé, mal à l’aise. Définitivement, cette maison n’est plus la sienne. Lily n’apparaît pas dans son champs de vision, mais il perçoit des mouvements dans la pièce d’à côté, comme si elle se préparait quelque chose. Peut-être une boisson chaude ? Ainsi, il profite du silence recouvré, ferme les paupières, se concentre sur sa respiration erratique et les battements d’un cœur mis à rude épreuve. Peu à peu, il sombre. Les craintes s’évanouissent, il est porté par l’atmosphère familière et rassurante. "J'aurais pensé que la séparation t'aurait aidé..." La voix douce de Lily le ramène à la réalité. Brutale réalité qu’il floute autant que possible. S’il avait eu un semblant d’énergie, il aurait laissé échapper un rire rauque, jaune, cynique. Dans cette histoire, rien ne l’a aidé. Rien ne l’aide. C’est un gouffre sans fin dans lequel il a plongé et dont il accepte de se délecter.

Son bras masquant ses yeux, son visage, il est immobile, paralysé par le poids qu’il sent sur le canapé à ses côtés. Ses paupières sont closes mais il devine la présence de cette femme qu’il a aimée plus que de raison ; son parfum sucré chatouille ses narines, il le reconnaîtrait entre mille. Pourtant, il demeure dans cette paralysie parfaite, de crainte de briser le semblant de charme qui les enveloppe. Depuis combien de temps n’ont-ils pas accepté la présence de l'autre avec autant de calme ? Les dernières entrevues avaient été horribles ; il avait dit des choses qu’il regrettait et qu’il pensait pourtant. Il lui avait reproché des horreurs, des erreurs qu’il avait commises lui-même. Alors, en cet instant, il choisit le silence. Il se tait, il s’astreint au calme, recouvre un rythme de respiration plus ou moins régulier. "Tu sais, je n'avais pas imaginé les choses se terminer ainsi. Rien ne s'est jamais vraiment passé comme prévu dans ma vie mais quand t'es entré dans ma vie, quand Emily est arrivée, je me suis dit que j'avais trouvé ma voie ! Mais, je me suis trompée comme toujours !" Il ne l’interrompt pas, bien que ce ne soit pas l’envie qui lui manque. Comment parvient-elle seulement à prononcer ce prénom ? Lui, il se l’est formellement interdit depuis cette fameuse journée. La pire journée de toute sa vie. Il n’a plus jamais murmuré ce doux prénom, n’a plus jamais soufflé cette caresse.

"Elle me manque." répond-il simplement. Il a conscience de ce que cette remarque réveillera en elle et, malgré tout, il n’est pas parvenu à se taire. C’est une évidence et, pourtant, cela sonne comme une confidence. Un murmure qui a glissé contre sa langue et claqué dans les airs. Un secret longtemps enfoui, gardé, qu’il a finalement délivré et mis entre les mains de la femme la plus importante de sa vie. Qui l’était, du moins. Edern conserve cette position encore quelques secondes, méditant la profondeur des mots qu’il a prononcés. Puis, il retire son bras, ses paupières s’ouvrent et il couvre les traits familiers d’un regard inquisiteur, parcourant le visage de Lily comme s’il y recherchait une vérité, une révélation, une réponse à tous ses maux, un remède. Il n’y retrouve que la tristesse qu’il a certainement provoquée, éprouve soudainement le besoin irrépressible d’y mettre un terme. Il n’accepte pas qu’elle souffre, ou qu’elle ait mal par sa faute. "Toi, tu me manques."

C’est pire encore que ce qu’il imagine, ce tourbillon. L’espace de quelques secondes, il se souvient de la soie de sa peau sous ses doigts, de ses soupirs et de ses lèvres pleines contre les siennes, et il a l’espoir – le fol espoir – que tout rentrera dans l’ordre. Et puis, la réalité claque, dure et amère, lui rappelle tout ce qu’ils ont perdu, ce qu’ils ne retrouveront jamais. Comme elle le disait quelques minutes auparavant, elle s’était trompée, il s’était trompé.

Sur toute la ligne.

Emprunter le même chemin qu'Edern, Lily l'avait envisagé les jours qui avaient suivi la mort de sa petite fille. Elle avait eu cette irrépressible envie de tout abandonner, de tout envoyer en l'air mais Edern l'avait sauvé d'une certaine façon. En la devançant, il avait réprimé chez la jeune femme cette envie de s'auto-détruire et réveiller l'envie de se battre. Se battre contre l'injustice et le destin, celui qui lui avait arraché sa fille et qui lui avait arraché l'homme assis à ses côtés quelques mois plus tard. C'était l'unique raison qui faisait qu'elle n'était pas dans le même état qu'Edern. Elle se souvenait encore des mots de sa mère quand elle lui avait dit qu'elle espérait vraiment mourir avant elle et ses frères et sœurs parce qu'il n'y avait rien de pire pour une mère que de voir son enfant mourir. Elle n'avait pas compris à l'époque et la vie s'en était chargée. Assise, sa tasse à la main, elle se maudit de ne pas avoir quelque chose à dire, quelque chose de cohérent et qui ne risque pas de déclencher quelque chose. Bien que des semaines se soient écoulées depuis leur dernière entrevue, elle sait qu'un rien peut déclencher quelque chose. Leurs blessures étaient toujours béantes et à vif. Lily avait simplement la pudeur de les cacher aux yeux des autres ou la lâcheté de porter un masque tous les jours en continuant sa vie de rédactrice en chef...

Le recul avait fait en sorte qu'elle ne voyait plus ce mariage comme une aberration ou un incroyable gâchis mais une nécessité, pour tous les deux. Si Edern n'avait pas changé, Lily était intimement persuadée que le divorce l'avait sauvé de la folie ou d'autre chose. Perdue dans ses pensées, elle ne se rendait même pas compte de l'impact que pouvait avoir ses mots sur Edern. Cet homme qui aurait dû la comprendre mieux que n'importe qui et qui en réalité, était celui qui l'avait moins compris. Elle l'avait laissé s'enfermer dans cette spirale infernale, ne trouvant ni la force, ni le courage pour l'aider et vaincre le chagrin qui l'envahissait à ce moment. Posant sa tasse, elle sursauta presque lorsqu'elle entendit sa voix, persuadée qu'il était encore endormi. Et son cœur se serra à ses trois mots ! Dans ses trois mots, Edern en avait plus dit que lors de cette année écoulée... Irrémédiablement, Lily sent les larmes monter alors qu'elle revoit des moments de complicité entre le père et la fille. Mais elle ne pleure pas, elle semble incapable de pleurer à présent. Elle se contente d'avoir cette maudite boule dans la gorge qui ne lui permet simplement que de murmurer "A moi aussi.." Elle ne le regarde pas, elle ne peut pas le regarder. Ce serait demander trop d'efforts.

Et comme s'il voulait l'achever, il laissa échapper d'autres mots. Elle avait envie de lui dire de se taire, qu'il n'avait pas le droit de dire ses mots là. Mais ça lui faisait tellement de bien ! Ces mots allaient nourrir son imagination et son envie dissimulée de croire qu'il y avait une chance que tout repart. Mais elle sait que c'est le jeune homme qui a les clés en main. Elle, elle les lui avait donné en lui demandant le divorce et il avait choisi de partir en les gardant. Elle ne savait pas ce qu'elle ferait s'il décidait de rentrer à la maison, de rentrer auprès d'elle. Elle était incapable de savoir si l'amour qu'elle lui portait, pourrait surmonter tout ça. "Tu me manques aussi mais..." Le mais qui voulait tout dire. Elle savait qu'il comprendrait. C'était bien trop frais pour qu'il puisse parler de ça, ils n'étaient pas en état physique et émotionnel pour faire le point sur ce qu'il ressentait. Mais sans le savoir, Edern avait réveillé l'espoir. Elle avait essayé de se persuader qu'il ne l'aimait plus, que c'était la raison de son manque de réactivité à l'époque. C'était plus facile pour elle, pour digérer cet énième coup de massue en si peu de temps. "Est-ce que tu as été heureux avec moi ?... Avant ?" Elle ne savait même pas pourquoi elle avait ressenti ce subit besoin d'être rassurée, de savoir qu'il l'avait aimé alors qu'elle le savait. Elle le savait, peut-être... Rageusement, elle écrasa une larme qui avait fini par s'échapper, la première depuis longtemps. Elle avait espéré ne plus jamais pleurer, qu'elle se soit entièrement vidée de ses larmes pour sa fille, que son réservoir lacrymale soit aussi vide que l'était son cœur à l'heure actuelle...

Depuis une année, c’est comme une force invisible, invincible. Il la sent qui s’insinue sous sa peau, dans ses veines. L’alcool dilué dans son sang ne suffit pas à la faire taire, cette impression. Elle est toujours là, tout près de lui, lui murmurant des horreurs à l’oreille lorsqu’il tente désespérément de sombrer dans un sommeil prétendument reposant. Et elle est là à son réveil, lui rappelant qu’il a tout perdu, qu’il est trop tard. C’est une force invisible et invincible, qui le rend sombre et morne. Et, paradoxalement, elle provoque une autre force ; une pression contraire. Celle qui l’aurait poussé à se battre s’il n’avait pas été complètement épuisé, éreinté par la vie. En lui se livre un combat perpétuel, entre deux parts bien distinctes d’une même personnalité. Il y a Edern Mills l’adjoint du sheriff, l’homme au visage rassurant et serein, aux gestes précis et mesurés ; celui qui était père et mari, l’homme exemplaire. Celui-ci se cache, dissimulé sous les rires jaunes, sous les sourires de façade. Et, face à lui, il y a ce sombre personnage que les voisins ne reconnaissent pas, sur lequel ils médisent parfois, qu’ils craignent souvent. Insidieusement, c’est cette force-là qui prend du terrain, qui gagne peu à peu chaque cellule de son corps, de son esprit. Elle noie les souvenirs, les rend insupportable. Insurmontable.

Cependant, tandis qu’il se trouve là, allongé face à la seule femme qu’il connaît par cœur, il retrouve certains réflexes de l’ancien Edern, celui qui lui manque tout autant que sa fille, tout autant que son mariage. Il ne saurait dire si cela tient à la présence de Lil ou s’il s’agit simplement du fait qu’il se tienne là, dans cette maison qui a accueilli toutes les étapes les plus importantes de sa vie. Paradoxalement, alors qu’il prône l’oubli et l’indifférence, il lui en est reconnaissant. Les meubles n’ont pas changé de place, ils demeurent aux mêmes endroits – avec une infime précision – que lorsqu’il a quitté la demeure. Le canapé, celui-là même où il s’est effondré avec des gestes si naturels, n’a pas bougé, tout comme les cadres sur les murs. Il reconnaît le sourire de sa fille, çà et là, ornant les murs, les étagères. Il reconnaît son sourire à lui, également, et sa poigne autour de cette femme qu’il aimé plus que tout au monde. L’espace d’un instant, il est tenté de lui demander pourquoi elle garde ses clichés, mais il sait bien pourquoi et préfère se taire. Il serait hypocrite d’effacer toute trace de leur vie ensemble, hypocrite et misérable. Car ils ont fait partie intégrante de la vie de l’autre. L’utilisation du passé, dans ses pensées, lui fait prendre conscience qu’il a dépassé les limites. Et, alors qu’il est sur le point de s’excuser de sa dernière révélation, Lily le coupe, lui assurant qu’il lui manque aussi.

Sa première réaction est un souffle. Un soupir qui s’échappe d’entre ses lèvres entrouvertes. Soudainement, sa gorge est sèche et il a besoin de boire à nouveau. Juste un petit verre d’eau. Pour faire passer l’information. Et ça l’émeut, plus qu’il ne l’aurait désiré. Plus qu’il ne l’aurait espéré. "Tu me manques aussi mais..." Le « mais » lui fait plisser le nez. Pendant quelques secondes, il ferme les yeux à nouveau, son bras s’abat à nouveau sur son visage, masquant la grimace qui étire ses traits. Pourquoi a-t-il fallu qu’il parle ? Il n’a aucune envie de rejoindre cette pente glissante. Ils ont abordé le sujet des milliers de fois, et tout s’est terminé par un divorce. Autant appeler cela un échec cuisant. "Est-ce que tu as été heureux avec moi ?... Avant ?" Il aurait aimé éviter la question. Eviter la réponse. Pourtant, il a ouvert les yeux et il perçoit la larme qui perle au coin de ses yeux, et il est touché. Cette interrogation, qui lui brûlait certainement les lèvres, c’est la première fois qu’il entend. Première fois qu’elle la lui pose ainsi, de but en blanc.

Il est surpris et mal à l’aise. Gêné. Maladroitement, il se redresse. Elle a capté son regard de ses yeux humides, il le soutient tant qu’il le peut. S’il a été heureux ? Il ne pourrait lui mentir. Pourtant, peut-être le devrait-il ? Peut-être qu’elle s’en remettrait mieux, s’il lui disait qu’elle ne l’avait jamais rendu heureux. Ce serait un mensonge. Un terrible mensonge. Les souvenirs de leur vie commune – et passée – réveillait des frissons de bonheur sous sa peau, des palpitations sous son torse. Alors, il se redresse, se penche vers elle, essuie une larme du dos de sa main. "J’ai été heureux, oui. Chaque seconde de chaque journée passée avec toi." Et Emily, aurait-il voulu rajouter. Cependant, il était bien incapable de prononcer son prénom sans craquer. Puis, se reculant doucement, il lisse les plis de son tee-shirt, trouve une occupation quelconque car ses doigts le brûlent. C’est le contact avec sa peau, avec ses larmes. Ses doigts le pressent, dépendants de la texture de soie de sa peau. "Mais…" ajoute-t-il en reprenant son ton, exactement le même, à une intonation près. "Mais c’était avant tout ça." Avant que notre fille soit tuée, avant que je ne sombre, avant que tu ne me quittes.

Le canapé, eux deux l'un à côté de l'autre, c'était une scène complètement banale il y a un an de cela. La jeune femme se serait blottie contre Edern et ils auraient regardé un quelconque programme télé. Aujourd'hui, ils se retrouvaient l'un à côté de l'autre, dans l'incapacité de communiquer normalement. Edern n'est pas en l'état de tenir un discours cohérent et Lily est bien trop perturbée par le fait de retrouver son ex-mari pour capable de raisonner convenablement. L'homme qu'elle avait épousé avait complètement disparu à première vue, tout le monde dans cette ville avait pu le constater. Et ce fait avait beaucoup aidé la jeune femme les semaines qui avaient suivi le divorce. Parce qu'elle n'avait pas eu besoin d'expliquer la raison de leur séparation, les ragots s'en étaient chargés pour elle. Lily n'avait jamais aimé parlé de sa vie privée, même lorsqu'elle était idyllique. Aujourd'hui, elle n'avait plus de vie privée, simplement une vie professionnelle qui prenait une place de plus en plus importante dans sa vie et un cœur brisé par la perte des deux êtres les plus chers à son cœur. Elle était devenue une toute autre femme et bien qu'aux yeux de tous, elle paraissait s'en être mieux tiré qu'Edern, la réalité était tout autre.

Ses parents lui avaient toujours inculqué le fait de ne jamais vraiment montrer aux autres ce qu'on ressentait, tout du moins, pas aux personne qui ne nous était pas proche. Si Edern criait son chagrin et sa colère aux yeux de tous en étant devenu alcoolique, elle, pansait ses plaies en silence. Se noyant dans une solitude dont ses amis tentaient de la sortir, devenant dépendant d'anxiolytiques pour dormir. La tension était palpable entre eux mais ce n'était plus la même que lorsqu'ils s'étaient quittés. Il n'y avait plus cette colère qui émanait de chacun d'eux, juste un sentiment de vide. Pour la première fois, peut-être, ils ressentaient la peine que ressentait l'autre. Ils parlaient à cœur ouvert, au point que Lily sentit une larme couler le long de sa joue. Se mordant la joue, elle avait posé une question interdite, une qui lui ferait du mal quelque soit la réponse. Frissonnant au simple contact de la main d'Edern, elle réprima l'envie de se laisser bercer par celle-ci alors que ses mots lui arrivèrent à l'oreille. Que devait-elle répondre à ça ? C'était à la fois ce qu'elle voulait entendre et ce qu'elle ne voulait pas entendre... Le mais symbolique paracheva son aveu, un mais qui résumait à la perfection leur relation ! "Je sais..." Un simple murmure pour lui faire comprendre qu'elle partage son sentiment, détournant la tête, elle laisse couler deux autres larmes avant de renifler.

Lily ne sait pas vraiment ce qu'elle est sensée dire. Paradoxalement, c'était devenue plus facile pour elle de parler avec lui, maintenant qu'ils étaient séparés. Elle était comme libérée d'un poids et pourtant, elle continuait de faire attention. L'affection qu'elle lui portait arrivait encore à prédominer sur la douleur qu'elle ressentait en le voyant dans un tel état. "Mais, je ne veux pas que tu crois que je ne t'aime plus, que cette décision de divorcer, c'était une punition..." De nouveau elle reprenait une pente sinueuse mais à y réfléchir, est-ce qu'une discussion entre eux pouvait ne pas être sinueuse ? "J'ai fait ça pour nous, pour nous sauver... On aurait fini par se détruire mutuellement !" La triste réalité, elle avait pris conscience qu'ils finiraient par couler tous les deux si elle ne faisait rien. Edern était incapable de se rendre compte qu'ils sombraient et avec le peu de lucidité qu'elle avait, elle avait fait ce choix. "J'aimerais te détester ! J'aimerais tellement te détester mais je n'en ai ni l'envie, ni l'énergie, ni le courage !" Et ça l'agaçait de ne pas être capable de le faire. Elle était dans un état de confusion dont elle semblait incapable de sortir. Elle ne pouvait pas l'aimer, pas quand il était dans cet état et elle ne pouvait pas rester indifférente ou l'oublier tant qu'elle vivrait ici. Et comment oublier l'homme avec qui elle avait réussi la plus belle chose ? Alors, ce n'est pas lui qu'elle haïssait, c'était le fait qu'elle soit coincée dans cet engrenage et qu'elle soit incapable de s'en sortir.